Dinde rôtie avec sa farce
Je suis arrivé à la station de radio à six heures moins dix. Je voulais être à l’heure pour montrer que j’étais un détective privé responsable qui avait mieux à faire que de toujours penser à Babylone.
Il n’y avait personne devant la station de radio.
Qui que soit mon client, il n’était pas encore là.
J’aurais bien voulu savoir qui allait venir.
Je ne savais pas si ce serait un homme ou une femme. Si c’était une femme, j’espérais qu’elle serait très riche et très belle, qu’elle tomberait follement amoureuse de moi et qu’elle voudrait que je prenne ma retraite de détective privé pour mener une existence luxueuse ; comme ça, je passerais la moitié de mon temps à la baiser, et l’autre moitié à rêver de Babylone.
Ce serait la belle vie.
J’avais hâte que ça commence.
Et puis j’ai pensé à ce qui se passerait si c’était un client du genre Sydney Greenstreet qui venait, et s’il voulait que je file un cuisinier philippin qui avait une liaison avec sa femme : du coup, il faudrait que je passe des heures accoudé au comptoir du café où il était cuisinier, à le regarder faire la cuisine.
L’affaire prendrait un mois.
Toutes les semaines, j’irais retrouver Sydney Greenstreet dans son immense appartement de Pacific Heights et je lui raconterais en détail tout ce que le cuisinier philippin avait fait cette semaine-là. Il s’intéresserait beaucoup à tout ce que faisait le cuisinier philippin ; il voudrait même savoir ce qu’il y avait au menu le mercredi dans le restaurant où travaillait le cuisinier.
Je serais assis en face de Sydney Greenstreet, dans son appartement extraordinaire plein de rarissimes œuvres d’art. De l’appartement, on aurait une vue prodigieuse sur San Francisco, et j’aurais un verre de sherry cinquante ans d’âge à la main ; Peter Lorre, qui jouerait le valet de pied, n’arrêterait pas de me le remplir.
Peter Lorre donnerait l’impression de faire preuve d’un manque d’intérêt hautain pour notre conversation lorsqu’il se trouverait dans la pièce avec nous, mais, plus tard, je l’apercevrais en train de traîner près de la porte, l’oreille aux aguets.
« Qu’y avait-il au menu mercredi ? » dirait Sydney Greenstreet, son énorme main charnue entourant de façon incongrue un verre à sherry délicat.
Peter Lorre rôderait de l’autre côté de la porte ouverte de la salle de séjour, en faisant semblant d’épousseter un grand vase, mais en écoutant en fait avec attention ce que nous serions en train de dire.
« Du potage au riz et à la tomate, dirais-je alors. De la salade à la Waldorf.
— Le potage ne m’intéresse pas, dirait Sydney Greenstreet. Ni la salade. Je veux savoir ce qu’il y avait comme plats.
— Je suis désolé, dirais-je. C’était son argent après tout. C’était lui qui payait la note. Comme plats, il y avait :
Crevettes Frites
Bar Grillé au Beurre de Citron
Filet de Sole Sauce Tartare
Fricassée de Veau aux Légumes
Hachis de Bœuf Salé à l’Œuf
Côte de Porc Grillée à la Compote de Pommes
Foie de Bovillon Grillé aux Oignons
Croquettes de Poulet
Croquettes de Jambon Sauce Ananas
Côtelette de Veau Panée Sauce Brune
Poulet de Printemps Désossé Frit
Jambon de Virginie au Four aux Patates Douces
Dinde Rôtie avec sa Farce
Aloyau « Club » de Bœuf Nourri au Maïs
Côte d’Agneau à la Française aux Petits Pois
Aloyau New Yorkaise.
— Et vous avez goûté d’un plat ? demanderait-il.
— Oui, dirais-je. J’ai pris de la Dinde Rôtie avec sa Farce.
— Et c’était bien ? demanderait-il en se penchant vers moi sur sa chaise, l’air inquiet.
— Affreux, dirais-je.
— Bon, dirait-il, en se régalant et en faisant claquer sa langue de plaisir. Je ne vois pas ce qu’elle lui trouve. Ce ne sont que des porcs tous les deux. Ils n’ont chacun que ce qu’ils méritent. »
Là, il se tairait un instant, se laisserait aller confortablement dans son fauteuil, et boirait une gorgée de sherry, l’air de s’y connaître.
Il me jetterait de ses yeux tropicaux et nonchalants un regard de satisfaction.
« Alors, comme ça, la dinde rôtie avec sa farce était affreuse, hein ? demanderait-il. C’était vraiment si mauvais que ça ? : l’ombre d’un sourire lui viendrait au visage.
— La farce, c’était la plus mauvaise que j’aie jamais mangée, dirais-je. J’ai l’impression qu’elle était faite avec de la merde de chien. Je me demande comment quelqu’un aurait pu manger ça. J’en ai pris une bouchée et ça m’a suffi.
— Intéressant, dirait Sydney Greenstreet. Très intéressant. »
Je jetterais un coup d’œil à Peter Lorre qui ferait semblait d’épousseter un grand vase avec des Chinois à cheval peints dessus.
Lui aussi penserait que mes commentaires sur la dinde rôtie avec sa farce étaient intéressants.